Lignes de front de Jean-Christophe Klotz (Bac Films)
Paris, avril 1994.
Antoine Rives, journaliste indépendant, tourne un reportage sur les rapatriés du Rwanda. Il rencontre alors Clément, étudiant rwandais d’origine hutue dont la fiancée tutsie, Alice, a disparu. Antoine le convainc de repartir avec lui au Rwanda à la recherche d’Alice, et de le laisser filmer son périple. Un pacte qui s’avère très vite intenable face au chaos dans lequel ils vont se trouver plongés.
Une traversée de l’horreur dans laquelle Antoine perd ses illusions sur son métier de journaliste et se demande jusqu’à quel point il peut filmer et exposer la tragédie humaine au reste du monde.
avec :
Jalil Lespert, Cyril Gueï, Patrick Rameau, Jean-François Stevenin, Philippe Nahon, Peter Hudson, Eriq Ebouaney et Jean-Baptiste Tiémélé
Entretien avec Jean-Christophe Klotz
- : « Pourquoi faire Lignes de Front après Kigali, des images contre un massacre ? Après avoir réalisé votre documentaire, n’avez-vous jamais pensé que finalement l’essentiel avait été dit ? »
Jean-Christophe Klotz : « Je ne conçois pas ces films l’un sans l’autre. C’est un processus : il y a en fait au départ un reportage que j’ai réalisé au Rwanda en 1994, puis le documentaire en 2006, enfin le film de fiction. Chacun traite, à sa manière, de l’impuissance du témoin devant le génocide. Ce processus est né d’une impossibilité de raconter, de trouver les mots et les images justes, à la hauteur de ce qui était en train de se passer. Tout a commencé en 1994, lorsque je suis parti au Rwanda faire un reportage sur ce qu’on appelait alors les massacres interethniques. J’y suis allé avec cette forme de « neutralité objective » du journaliste face aux événements. Mais comment faire entrer ça dans le cadre d’une caméra ? Il y avait quelque chose de complètement disproportionné. Avant le documentaire et la fiction, il y a donc eu cette première tentative de raconter frontalement, journalistiquement, ce dont j’étais le témoin. Dix ans plus tard, j’ai tenté une autre écriture, celle du documentaire, qui était en quelque sorte un essai, une réflexion politique et médiatique sur le génocide. L’écriture de la fiction était déjà en cours, et ce documentaire a comme libéré le travail de la fiction, dans la mesure où il m’a permis de rétablir un certain nombre de vérités sur ce qui s’est passé, comment ça s’est passé, et pourquoi on a laissé faire. Lignes de Front raconte autre chose. C’est une histoire, celle de l’initiation d’Antoine, que joue Jalil Lespert. Une fois quittés la sphère journalistique et le carcan autobiographique, j’ai pu pousser le personnage jusqu’au bord du gouffre, dans une situation limite qui, finalement, le conduit face à lui-même. J’ai délibérément choisi de centrer le film sur le parcours d’Antoine. C’est le seul point de vue que je pouvais traiter avec honnêteté, en connaissance de cause, la seule manière pour moi de raconter cette histoire de l’intérieur. Je ne me sentais pas capable de raconter par la fiction le génocide du point de vue des Rwandais. »
- : « Au Rwanda, en 1994, vous étiez l’un des rares journalistes à enregistrer des images de manière obsessionnelle avec l’idée que leur diffusion pourrait faire changer le cours des choses. Or, vous êtes le messager d’une très mauvaise nouvelle, à savoir que les images d’un génocide enregistrées et diffusées en temps réel ne servent à rien... »
Jean-Christophe Klotz : « Dans le journalisme, je crois qu’il y a un avant et un après Rwanda. Je parle du journalisme, mais cela concerne aussi la classe politique, l’Onu, et le public dans son ensemble. Pour ce qui est du monde journalistique, ce qui est terrible et désespérant, c’est l’impression qu’il n’a pas vraiment fait son autocritique après coup. J’ai vécu une très forte frustration par rapport à la pratique du journalisme de télévision. J’étais très attaché à cette mythologie du reporter qui part consigner les injustices pour susciter une indignation capable de provoquer une action politique. A Kigali, il y a quelque chose qui s’est brisé. J’ai perdu la foi dans mon métier. En tout cas dans une certaine manière de le pratiquer. Antoine va vivre lui aussi cette cassure lorsqu’il coupe sa caméra et retire enfin son oeil du viseur. C’est comme s’il voyait pour la première fois ce qu’il y a autour de lui. En retirant son oeil du viseur, son regard devient autonome, humain. »
- : « La brisure d’Antoine, ce n’est pas seulement celle du journaliste, elle porte aussi sur sa découverte du rôle de la France… »
Jean-Christophe Klotz : « Quand il arrive au Rwanda, Antoine n’a pas particulièrement conscience d’être Français, ce n’est pas vraiment son problème. Il y va comme journaliste, et non comme Français. Ce sont les Rwandais qui le mettent face à cette identité-là. Ils lui font comprendre, qu’en tant que citoyen français, il fait partie du conflit. Mais c’est vrai que le film se pose la question du rôle de la France. Il y a l’idée d’un déchirement, d’un court-circuit entre les valeurs humanistes et humanitaires sans cesse invoquées par la France et la catastrophe sur le terrain, où elle a sa part de responsabilité. Une part importante, je le dis sans aucune ambiguïté, sur laquelle il est fondamental de continuer de s’interroger. »
- : « Comment s’est passé le tournage sur place, notamment avec les acteurs et figurants rwandais ? »
Jean-Christophe Klotz : « C’est évidemment délicat de demander à des gens qui ont vécu de telles choses de les rejouer, même s’il y a peu de scènes de violence directe. Je me suis beaucoup entretenu avec des psychologues rwandais qui avaient déjà participé à d’autres tournages. J’ai bénéficié de leur expérience. Dans certaines scènes, ils ont même pris place parmi les figurants. Il y a eu tout un travail préparatoire auprès de ces figurants et des habitants du village où nous avons tourné. Je leur ai raconté mon histoire et expliqué ce que je voulais faire. Comme certains n’étaient jamais allés au cinéma, on a organisé des projections en plein air de films de Chaplin suivies de discussions sur ce que le cinéma était capable de raconter, et comment il pouvait le raconter. Il y avait beaucoup de volontaires pour tourner dans le film. Bien sûr, beaucoup ont besoin d’argent, il ne faut pas se faire d’illusions. Mais il y avait aussi, je crois, l’idée qu’ils allaient participer à quelque chose et prendre part à un projet qui faisait connaître leur histoire à travers le monde. Le fait que j’étais là en 1994 a beaucoup compté pour eux. Ils avaient l’impression que je connaissais un peu mieux leur histoire. Je leur ai tout de suite dit que je n’allais pas demander aux Tutsis de jouer des Tutsis et aux Hutus de jouer des Hutus, que je n’allais pas les questionner sur leurs origines ethniques. Je les laissais libres de m’en parler ou non. Pour moi, ceux qui acceptaient de tourner dans le film devenaient des acteurs, des acteurs rwandais. Et ensemble, ils participaient à un projet qui traite en partie de leur histoire. »
- : « Pourquoi avez-vous voulu travailler avec Jalil Lespert ? »
Jean-Christophe Klotz : « Parce que pour moi, il était l’acteur qui incarnait le mieux ce mélange de naïveté, de bons sentiments, et aussi de détermination, de puissance, de force mentale et physique. Il n’y a pas beaucoup d’acteurs très physiques en France. Si j’avais été aux Etats-Unis dans les années 60 ou 70, j’aurais demandé à Steve Mac Queen de jouer le rôle. Pour moi, Jalil est le plus proche de cette trempe-là. Dur dehors, tendre dedans. Il a une capacité étonnante à faire évoluer son jeu selon l’état du personnage. Le Jalil de la dernière partie du film est très loin de celui du début. Le personnage évolue tout au long du film et, comme les scènes n’ont pas été tournées dans l’ordre, ce n’était pas un travail facile. Mais Jalil a la chance d’être à la fois très spontané et très professionnel. Et comme il a déjà réalisé un film, cela lui donne aussi un certain recul sur son métier. Et puis ça peut paraître banal, mais la première fois que j’ai rencontré Jalil, il y a eu une sorte d’évidence, de complicité. J’ai eu envie de tourner avec lui, de le filmer. Ça compte beaucoup. Enfin, lorsque nous avons fait des essais avec lui et Cyril Gueï, qui interprète le rôle de Clément, le couple fonctionnait parfaitement. Cyril est un acteur de théâtre, à la technique irréprochable, avec une très grande maîtrise, ce qui correspond parfaitement à l’histoire. Son personnage agit vraiment comme un roc contre lequel le personnage d’Antoine vient buter, le poussant à évoluer sans cesse. »
- : « à quels films avez-vous pensé en faisant Lignes de front ? »
Jean-Christophe Klotz : « Je rêvais de faire un film qui se situe quelque part entre Profession : Reporter d’Antonioni et L’Année de tous les dangers de Peter Weir. Emmanuel Finkiel, qui m’a beaucoup aidé quand j’ai commencé à travailler, m’a fait comprendre que cela n’était pas possible. ll fallait choisir entre vouloir faire un film d’action et un film plus contemplatif. Ça m’a poussé à trouver ma place. D’un point de vue filmique, il y a plusieurs registres dans le film. Au début, la caméra évolue au rythme d’Antoine, à la manière d’un film d’action puis, petit à petit, cela se dérègle, les mouvements deviennent plus lents, la caméra se désolidarise du personnage principal et devient autonome, avec sa propre vie. Dès lors, c’est une nouvelle histoire qui démarre, celle d’une descente aux enfers. »
- : « Comment avez-vous abordé la question de la reconstitution du génocide ? »
Jean-Christophe Klotz : « C’est la question centrale de mon projet. C’est véritablement de là qu’est né le film. Lignes de Front est rythmé par des cartons noirs sur lesquels sont inscrits une date et le nombre de morts à cette date. En fait, ce que j’aurais voulu pouvoir filmer à l’origine, c’est ce que disent ces cartons. Mais comment filmer ça ? Comment faire entrer le Ça de Plus Jamais Ça dans un film d’une heure et demie ? Je ne voulais surtout pas reconstituer un génocide au cinéma. Le cinéma qui m’intéresse est celui qui ne participe pas à ce gigantesque recyclage du monde par nos sociétés, à cette digestion perpétuelle des événements qui secouent la planète où rien n’est finalement réellement remis en question. Rencontrer le Mal, le représenter frontalement, est-il à la portée du cinéma ? Est-il même à la portée de l’être humain ? Antoine, lui, est un personnage de cinéma. A la différence du spectateur qui ne verra dans ce film que les traces du génocide, Antoine va effectivement rencontrer La Bête. »
- : « Cette Bête est d’ailleurs un personnage très important, celui du milicien en chef. Est-ce que l’usage de la fiction n’a pas avant tout servi pour vous ce dessein : aller voir la bête aussi près qu’il est possible ? »
Jean-Christophe Klotz : « Antoine est en effet fasciné par ce chef milicien qui va finir par l’inviter à le rejoindre dans le crime. Cette scène a été très délicate à construire. Elle est comme une hallucination, qui pourtant traite de choses terriblement réelles. Le film montre peu de choses du génocide proprement dit. C’est Antoine qui voit ces choses. Le spectateur ne voit que leur reflet sur son visage et dans son regard. Mais Antoine, lui, est placé en situation de voyeur. Jusqu’où peuton voir sans prendre position ? C’est une question qui me poursuit depuis toujours. C’est plus facile quand on a la justification de la caméra sur son épaule. Mais lorsque la caméra n’est plus là ? »
- : « Pourquoi faire de Monsieur La Bête un personnage aussi policé, qui parle un français presque précieux ? »
Jean-Christophe Klotz : « C’est trop facile de dire - comme je l’ai trop souvent entendu - que les génocidaires étaient des Africains sauvages. Le Rwanda était un pays quadrillé par la religion où les gens étaient éduqués et policés. Je ne voulais pas reproduire des images de miliciens toujours avinés ou drogués. On en fait des fous et, d’une certaine manière, cela les dédouane de leur responsabilité. Mais c’est vrai que j’ai voulu quelque chose de distancié. La Bête est à la fois ange et démon. On est là dans la partie purement fictionnelle du film, dans la métaphore de la part la plus sombre de l’être humain. »
- : « Votre film traduit une certaine culpabilité. Il montre d’ailleurs que les images d’Antoine, non seulement n’aident pas les victimes, mais, au contraire, aident les génocidaires. Cela fait du journaliste un complice objectif… »
Jean-Christophe Klotz : « En effet, les images d’Antoine, qui n’arrivent pas à susciter l’indignation suffisante en France, reviennent au Rwanda avec des conséquences atroces puisqu’elles provoquent un massacre. J’ai voulu insister sur la responsabilité d’Antoine. Au début, il pense qu’il est protégé comme dans une bulle et qu’il peut aller n’importe où, filmer comme il le veut. Et puis, peu à peu, il comprend que sa responsabilité est engagée. Il est illusoire de penser que nous n’avons pas de lien avec les malheurs du monde. On ne peut pas dire que l’on y est pour rien dans ce qui s’est passé au Rwanda, ce n’est pas vrai. Evidemment, on a des degrés de responsabilité divers, mais nous sommes complices, comme l’est le témoin, à partir du moment où il ne fait rien pour empêcher un génocide. Dans un contexte de génocide, la notion de neutralité n’a aucun sens. »
Fiche technique
Réalisateur : Jean-Christophe Klotz
Scénario : Jean-Christophe Klotz et Antoine Lacomblez
Image : Hélène Louvart Afc
Montage : François Gédigier
Casting : Marion Touitou Arda
Son : François Waledisch
Décors : Mathieu Menut
Costumes : Bethsabée Dreyfus
1re ass réalisateur : Raphaëlle Piani
Producteur exécutif : Paolo Trotta
Montage son : Arnaud Rolland
Mixage : Myriam René
Musique originale : Jean-Christophe Klotz
Produit par : Yaël Fogiel et Laetitia Gonzalez
Directeur de production : Pierre-Alain Schatzmann et Juvens Ntampuhwe
Production exécutive Rwanda : Mwana Productions
Coproducteurs : Sylicone et l’Ina
Avec la participation : du Cnc, Canal + et de Cinécinéma
Avec le soutien de : la région la Région Ile-de-France
En association avec : Cofinova 5 et Coficup 2 – un fonds Backup Films
Ventes internationales et distribution : Bac Films
Crédits photo : Les Films du Poisson / Baruch Rafic